Eclats de vers : Article : Art

Index littéraire

Retour à l’accueil

Table des matières

1. Ces fausses vraies vulgarités

Ce n'est un secret pour personne, l'être humain est porté sur la chose. Et cela est fort heureux, car dans le cas contraire nous ne serions pas là pour en témoigner. Mais quelle chose, me direz-vous ? Le coeur du problème est bien là : malgré le vif intérêt que nous lui portons, ce point vers lequel convergent nos émotions les plus intenses est socialement soumis à la désapprobation publique. Raison pour laquelle nous en parlons souvent en code ou à demi-mots. Ne le nions pas, il y a là-dedans une pincée d'hypocrisie. Mais pincée n'est ni seau ni pinceau, et il en va de l'hypocrisie comme de ces fines épices : indigeste en surabondance, elle devient des plus savoureuses lorsqu'elle est dégustée à petites doses de sous-entendus. Rentrons plus avant dans le vif du sujet, avec Louise Labé qui, au 16e siècle, clamait haut et fort :

Baise m’encor, rebaise-moi et baise ;
Donne m’en un de tes plus savoureux,
Donne m’en un de tes plus amoureux :
Je t’en rendrai quatre plus chauds que braise.

Contrairement aux apparences, elle ne réclamait pas par là publiquement les assauts fougueux de son amant, le verbe baiser signifiant simplement, d'après le Trésor :

Baiser : Effleurer, toucher de ses lèvres quelque partie d'une personne (surtout la main, la joue) ou quelque objet la symbolisant.

La main et la joue, pourquoi pas, c'est un début après tout. Quoiqu'il en soit, le double sens libidineux de ce genre de galanterie semble n'avoir dupé personne, puisqu'il a débouché sur le sens populaire que l'on connaît actuellement. Villon n'est pas en reste, avec toutefois la nuance d'une teinte bucolique puisqu'il s'agit d'un cours de jardinage :

Ces larges rains, ce sadinet
Assis sur grosses fermes cuisses,
Dedans son petit jardinet

Bien entendu, le terme de sadinet (du latin sapidus, savoureux, l'homme était connaisseur semble-t-il) désigne ici le sexe féminin, un champ sémantique que le marquis de Sade n'aurait pas renié. Morale de l'histoire, il n'y a pas loin du champ au jardinet en passant par la grange. Il n'y a pas loin non plus de la grange à la guérite dont Baudelaire nous parle dans son « Sonnet d'automne » :

Aimons-nous doucement. L'Amour dans sa guérite,
Ténébreux, embusqué, bande son arc fatal.
Je connais les engins de son vieil arsenal :

il n'avoue pas l'érection de son engin, mais bien que l'amour est à la peine :

Bander : Tendre avec effort.

On peut bien entendu supposer maintes interprétations métaphoriques plus ou moins emmenées à ce tercet. Toutefois, c'est le septième sens et le plus osé que l'histoire a retenu. Et puisque l'on parle d'érection, que l'on sache qu'il s'agit simplement de :

Erection : Action d'élever.

L'imagination laissant fièrement voltiger son drapeau au vent, la signification populaire s'est une nouvelle fois embourbée dans les traversins que l'on sait. Dans le même siècle, Musset se fait le chantre de la danse, dans « À la mi-carême » :

C’est alors que les bals, plus joyeux et plus rares,
Prolongent plus longtemps leurs dernières fanfares ;
À ce bruit qui nous quitte, on court avec ardeur ;
La valseuse se livre avec plus de langueur :
Les yeux sont plus hardis, les lèvres moins avares,
La lassitude enivre, et l’amour vient au coeur.

Vous l'aurez compris, sa charmante valseuse n'a rien à voir avec la bourse ! Plus tard cependant, la méta-fore houleuse s'imposera à nos yeux ébahis. Je vous épargne le terme portuaire chanté par Renaud dans « Le vent soufflera » :

Assise sur une bitte
D’amarrage, elle pleure

les verges flagellantes :

Verge : Baguette de bois longue, fine et flexible; tige de métal longue et fine. Verge d'un arc, d'un fouet, …

les cons qui ne sont plus ce qu'ils étaient :

Con : Région du corps féminin où aboutissent l'urètre et la vulve.

et tout le stupre dégoulinant d'une liste exhaustive. Sachez simplement qu'il en va de même pour bon nombre de mots de notre langue, et ce jusqu'aux plus usuels. A moins que vous ne soyez incorrigiblement ingénu(e) (je n'ai pas dit singe et nu(e)), si je vous dis que :

Les brebis nocturnes de Lesbos broutent le soir
Lorsque les cruches s’en vont à l’eau au ruissellement des rondelles
Je répète …
Les brebis nocturnes de Lesbos broutent le soir
Lorsque les cruches s’en vont à l’eau au ruissellement des rondelles
Trois fois (et plus si affinité)

vous irez sûrement penser qu'il y a là, savane-ment caché dans les buissons, comme un message inavouable. Vous n'aurez pas tord. Je terminerai par cette constatation toute simple :

Vulgaire : (Vieilli ou littér.) Qui est admis, pratiqué par la grande majorité des personnes composant une collectivité, appartenant à une culture; qui est répandu. Qui est identique, semblable aux autres individus, aux autres objets de son espèce. Synon. anodin, banal, ordinaire.

Il est vrai que la vulgarité est une chose bien ordinaire.

2. Sur l'art poétique de Verlaine

Depuis longtemps cette question me rongeait : comment le roi de la chanson grise, le prince de la poésie mélodieuse en était-il arrivé à mépriser les ailes sur lesquelles il a si brillamment voltigé. Ces vers semblent a priori sans appel :

Ô qui dira les torts de la Rime ?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d’un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?

Voilà qui peut sembler paradoxal : on n'écrit pas un art poétique incrusté de rimes tout en accusant la pauvrette. D'autant plus que, dans le même poème, la première strophe nous donne un tout autre son de cloche :

De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l'Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Passons sur l'impair, et retenons-en l'essentiel, à savoir la musique, profondément liée aux assonances, allitérations et à toute forme de rime au sens large. Ces deux strophes se révélent des plus contradictoires. Mais où veut-il en venir ? La réponse pourrait très bien se glisser dans la rime justement, celle qui ajuste fou à sou. Il faut savoir qu'à l'époque ce genre de rime pauvre (c'est en fait une simple assonance) était des plus déconseillée. Tout juste tolérée, et encore. Le bijou d'un sou serait alors le caractère excessivement rigide de la prosodie de l'époque, gourmande en rimes riches. Il ne nous parle donc pas de l'abolir mais de la laisser gambader dans un style beaucoup plus souple, délayé dans le flou artistique, la musique avant la règle, l'esprit avant la lettre. Ce n'est qu'une hypothèse bien sûr, mais qui s'ajuste parfaitement.

3. La poésie libre

Alors là pas question de faire l'impasse, c'est non, non et encore non ! Désolé que ça tombe sur toi Fairy Tales, n'y vois rien de personnel, mais à force d'entendre toujours les mêmes rengaines, la coupe finit par déborder de l'eau du vase et les plombs du cable sautent ! Surtout par temps lourd, les muses prennent vite la mouche d'orage … donc je dis Non !

Non, la poésie versifiée n'est pas cette créature désséchée, décrépite, apesantie, engoncée dans un corset qui la torture. C'est une jeune donzelle qui danse et tourbillonne, une déesse qui suit le rythme parce qu'elle sait que le rythme suit son coeur débordant de fougue, c'est une grande dame qui se laisse aimer par le chant lancinant des vagues, cette source d'art pur, sublime symbiose de régularité et de fantaisie, c'est une reine qui se plie par plaisir aux caprices de la strophe et aux morsures du poème.

Non, le fond n'est pas plus important que la forme, le rythme et la coloration phonétique sont déterminants. Plus que cela, ils ont une signification qui se superpose à celle du langage. Essayez de faire décoller de la poésie non cadencée, je vous promets bien du plaisir. Tous les poèmes réussis que j'ai pu lire ici ou ailleurs (le ici ou ailleurs on s'en fout, c'est juste de la broderie mimi) ont un rythme interne qui vous entraîne et empêche le texte de couler lamentablement. En bref, il y faut du swing, ou prévoir des bouées, ou lire un roman le soir, assommant de préférence, ça épargne les soporifiques.

À coté de cela, nous avons devant nous une poésie qui se prétend « libre », une poésie qui prétend enfermer ses soeurs de lyre d'un sous-entendu trop éloquent pour ne pas être vulgaire. Et vous voudriez sans doute qu'on les laisse croupir au couvent de l'église surréaliste, victime de la frigidité jalouse de quelques proses bien pâles ?

Je ne sais quel disciple imbibé de cette icône de Rimbaud a inventé cette expression pléonasmique de « poésie libre », mais excusons-le, on a vu ce que donne l'utilisation d'absinthe sur la voix de son maître. Les « Illuminations » portent bien leur nom, laissons-leur cela. Je ne sais pourquoi, ce titre me fait penser aux enluminures, vous savez ces petites bandes dessinées médiévales. Avec ce brave Rimbaud, loubard déifié par une postérité pour le moins postérieure, c'est encore plus facile : comme personne n'y comprend rien, il suffit de faire semblant ! Les nombreux adeptes doivent apprécier ce geste touchant dont ils drapent leur amour-propre.

Quoiqu'il en soit, la « poésie dite libre » ne l'est pas plus qu'une autre, et même plutôt moins puisqu'écrire en vers libres revient actuellement à se laisser porter par le courant. La voie de la facilité qui évite de devoir apprendre, qui fait bien, qui fait rebelle, qui fait moderne, qui fait post mai 68. Nous sommes tous des rebelles dans un monde de rebelles, avec de la musique de rebelle, du café de rebelle, des boulots de rebelle, des poubelles de rebelle, de la routine de rebelle, de l'ennui de rebelle. Nous tombons tellement d'accord sur le principe de la rebellion qu'il n'y a même plus besoin de se rebeller, c'est-y pas magnifique ?

Mais revenons à mai 68 et ses pavés, mai 68 et ses feux de joie bariolés d'arc-en-ciels flower power, mai 68 et ses gentils organisateurs casqués, mai 68 et ses futurs bourgeois à l'eau de rose, mai 68 et ses slogans faciles. Quand je vois une ineptie du style « interdit d'interdire », je me demande si il y avait vraiment des intellectuels sur les barricades. À croire que trop lire de philosophie doit finir par vous embrouiller un esprit, le bon sens le plus élémentaire passe à la trappe.

Quel mois romanesque, vraiment ! On lui doit cette vision déformée de la liberté, cette hantise absurde de la contrainte, ce dénigrement du savoir, et par corollaire de tout ce qui ne ressemble pas assez au chaos idyllique dont rêvent tous les nostalgiques de l'obscurantisme et de la barbarie de l'époque féodale. On lui doit ce culte de la nouveauté recyclable servi à toutes les sauces lors des fréquentes éphémérides cosmiques où paradent des cosmétiques qui puent, on lui doit ces modes incessantes qui tournent en rond autour du néant absolu tout en marmonnant une litanie dogmatique, ces amas de jeunes filles squelettiques, la téléréalité siliconée, le grand complot mondial de l'univers, et, pire que tout, la fin de la diffusion des Cousteau sur la deux.

Assumez, Attilas en herbe qui foulez sous vos sabots boueux l'eau limpide de cette rigueur qui clarifie l'âme lorsqu'on l'accouple à l'intuition ! Cessez de respecter toute règle orthographique ou grammaticale, inventez une langue libérée que vous serez seul à comprendre, et surtout amusez-vous bien dans votre coin. D'ailleurs je vous déconseille d'apprendre à écrire, ça risquerait d'étouffer votre créativité.

Assumez, fanatiques de la nouveauté bourdonnante : n'empruntez plus aucun véhicule à roue, c'est obsolète ça, la roue. Coupez le chauffage, le principe date de l'antiquité, et puis vendez vos quatre murs, c'est carrément trop antédiluvien le concept de mur.

Vous voulez de la liberté ? Vous venez d'en lire, iconoclaste et provocatrice à souhait, à contre-courant de la bien-pensance c'est vrai, mais par franchise, non par frime. La Liberté c'est se moquer du sens du courant m'sieurs-dames, ce n'est ni le suivre pour faire plaisir au mouton voisin, ni ramer à contre-sens pour se donner une illusion d'indépendance.

Qu'on se le dise, il n'est plus question de subir les adorateurs inconditionnels du vers à mètre aléatoire sans leur demander s'il leur arrive de danser.

Pour préciser ma pensée, la forme possède un sens propre, un peu comme ces musiques instrumentales qui font preuve d'une telle force de suggestion qu'elles peuvent compléter voir remplacer les paroles ; il ne s'agit donc pas de faire passer le fond en arrière-plan, mais au contraire de l'étendre à la suggestion qui naît de l'aspect musical d'un poème. Aragon a écrit une fort belle ballade à ce sujet d'ailleurs, dont le refrain est :

Ce sont paroles de Grenade

Il fait allusion à la musique arabo-andalouse du 15e siècle qui avait d'après lui la particularité de ne pas être systèmatiquement complétée par un chant, ce qui n'était pas évident comme concept à l'époque.

En ce qui concerne la pensée, il est vrai qu'elle devient vite impressionniste en poésie, l'abondance du langage imagé, détourné du sens commun, rendant parfois les interprétations compliquées, on peut même jouer dessus afin de donner plusieurs sens à un texte. La netteté du discours y est en fait un paramètre sur lequel l'auteur peut jouer.

Ceci dit, je te suis sur la nécessité d'une pensée claire et rigoureuse, celle de la philosophie et de la science au sens large.

4. Les langues

[i](combien de théorèmes, en mathématique par exemple, se contredisent les uns les autres ? ce qui est par exemple applicable en géométrie euclidienne ne l'est pas toujours en géométrie spatiale)[/i]

Aucun malheureux, où tout s'écroulerait ! Hérésie, blasphème, sorcellerie ! ;) Les différents types de géométries sont des objets différents, chacune a ses propres lois. Ce qui est valable dans l'une ne l'est pas forcément dans l'autre, nulle contradiction là-dedans.

Pour en revenir aux langues, chacune a sa propre structure, son propre timbre, son propre réseau reliant les mots les uns aux autre via le sens ou la sonorité. Malgré tout, il existe des familles de langues proches les unes des autres. La question sous-jacente est : existe-t-il un langage universel dont toutes les langues découlent ? Ce qui nous mène à la question annexe : existe-t-il des pensées/émotions universelles intégrées dans toutes les langues, ou presque ? Si oui, comment les langues intègrent-elles ces notions ?

J'aurais tendance à répondre oui à la première question. Par exemple, l'univers semble construit sur des formes récurrentes comme la dualité cercle / onde que l'on retrouve partout, de la mécanique quantique à l'échelle cosmique.

Le cas de l'émotion me semble encore plus évident : il suffit d'observer un nombre suffisant de personnes pour constater que des schémas psychologiques récurrents apparaissent. Si certains schémas semblent culturels, d'autres ont une allure plus fondamentale. Cela n'empêche nullement l'unicité de l'individu, mais la société semble suivre des lois probabilistes.

Mais si certaines idées semblent être transposables sans trop de perte d'information d'une langue à l'autre, d'autres en ressortent complètement déformées, quand elles ne débouchent pas sur une phrase qui n'a plus de sens. Les idées représentées par des métaphores différentes dans les langues impliquées sont particulièrement visées par ce phénomène.

Et nous n'avons pas encore parlé de la sonorité. Si j'en juge par l'échange animé, nous avons chacun une réaction différente par rapport à la musique interne d'une langue. Je dirais pour résumer que, si un concept apparemment simple comme l'amour à le même sens global en Français et en Anglais, la phrase « je t'aime » suggère en complément d'autres pensées que « I love you ».

Pour utiliser une métaphore musicale (oui, encore les ondes), je dirais que le sens fondamental est le même dans les deux langues, mais pas les harmoniques. En clair, la mélodie est la même, mais pas l'instrument. Hé oui, on en revient au timbre.

Le cas des trente mots signifiant neige est plus complexe. Je suppose que certains d'entre-eux décrivent des variantes de congère, de poudreuse, etc. Traduire dans une langue un concept qui n'existe pas sous forme de mot demande de contourner le problème en formant une phrase, autrement dit en projetant la pensée d'une langue vers une autre. Et qui dit projection, dit approximation, parfois grossière. Même le sens fondamental peut alors varier.

Auteur: chimay

Created: 2023-08-23 mer 11:03

Validate