Eclats de vers : Litera : Mages

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Table des matières

1 Lave oratoire

La palmeraie se ferme aux soupirs des fontaines, le soir tombe de son lit, l'orage gronde, menaçant, et il en est ainsi depuis la nuit des temps.

Non, vraiment, les générations futures ne nous ont rien appris : le théâtre a besoin de monnaie, la monnaie se vend à la pièce, la pièce achète le théâtre et le cycle recommence. Car au prix où est l'or, nul ne peut plus s'en passer. Il paraît même que l'important n'est plus d'être, mais d'avoir, et même d'avoir l'air, brasser de l'air et de l'argent.

Mais la palmeraie, le soir, l'orage, ce tourbillon t'emporte dans ses trombes de neige et de vent, et te voilà noyé sous cette neige plus drue que de l'encens, sous ce vent qui te fait siège.

Et il en est ainsi depuis la nuit des temps : l'eau descend les ruisseaux, la fleur descend les coeurs. N'était-ce l'avenir de ce papier à musique, qu'y aurait-il d'autre à composer ? Qu'y aurait-il d'autre à écrire que ces quelques versets zéro tic ?

Le sel et la soif, la soif et le sel.

Une rose des vents secs qui déchaîne l'empire de l'éternité. Des draps et des coquilles de soie qui coulent en quelques secondes.

Une brindille électrique, un buisson, une oasis venimeuse, une escorte de dunes lunatiques où grouillent des scorpions veufs, des scorpions noirs.

Le buste d'un arbre de calcaire pour projeter son ombre arrosée sur les rosiers. Parmi les moins diserts, parmi les plus sauvages.

De frêles arbustes en guise de feuillage, un soleil pour s'ensabler peu à peu au souffle aride du désert, de la rosée d'étoile, et de la nuit pour la cadence. Une brindille, un buisson, puis le silence.

Voilà pour les champs de graines.

Quant aux châteaux de pierre et de sable, ils ne diffèrent que par le temps qui les sépare des vagues séculaires. C'est sur leurs ruines témoins imbibées de murmures que les souvenirs se dessinent à qui les sait lire.

Et qui les sait lire saura qu'il doit effleurer l'onde d'ivoire et d'ébène, car c'est d'elle que partira la foudre des déluges libérateurs.

Je te suis d’un pas vif et joyeux, je te suis
Reconnaissant et fier de danser sous la pluie

A l'abri d'un saule rieur à moitié effondré, le cristal liquide s'écoule le long de l'écorce. Quelques gouttelettes de ludicité limpide, bientôt maquillées aux couleurs de la frondaison déchue. Quelques mélodies échappées d'un vitrail teinté de bleu, et ces quelques mots de celte :

Lente en est l’ascension quand la chute est rapide,
L’ami lierre le sait qui s’agrippe aux vestiges.

Mais qui n'a pas déjà oublié les mythes de ces langues cryptées … savez vous ce que l'on prétend ? Ce serait lors de ces éclipses de légende, ce serait lorsque croissants de lune et de soleil partagent le même disque astral sans se recouvrir que l'étincelle se transmet de regard en regard.

Des éclipses fort rares, mais ce sont d'elles que part la foudre des déluges libérateurs.

Il y aurait beaucoup de choses à découvrir parmi ces légions de raretés. Beaucoup de choses à maudire, beaucoup de fleurs où tomber. Car même si elles aiment à croire le contraire, ce sont leurs pétales qui se posent sur les ailes des papillons, qui se brûlent en confondant la cire et le jour, quand la flamme étouffée n'atteint jamais les nuages.

Ainsi l'abeille têtue s'arrangera toujours pour heurter fenêtres ouvertes ou fermées jusqu'à l'épuisement. Et de pouvoir pester ensuite contre le machiavélisme de l'architecte … mais qu'on se le dise, aucune verrière n'a jamais utilisé l'appât d'un nid d'abeille.

Les sortilèges, ils résident ailleurs, sous le plumage naufragé de l'oiseau qui tisse sa cage.

Ils nichent sous la cicatrice de ces vérités qui étincellent, s'embrasent, flambent, incendient tout sur leur passage avant de s'engloutir dans les flots.

Les sortilèges couvent dans les nuées de sirènes.

Plus loin dans la nuit, les éclairs rôdent en meutes parmi les ombres. Qui écoutera d'une oreille attentive percevra l'écoulement d'un fleuve pastel fleuri d'automnes chatoyants. Le ciel est dans son reflet, mais à la moindre rafale, au moindre poisson trouble qui remuera des nageoires, au moindre frémissement, l'eau se voilera et les bals jadis démasqués hurleront de nouveau avec les fous.

Nous sommes des chouettes
Mariées à des hiboux
Qui chevrotons coquettes
Pour les beaux yeux des loups

C'est le royaume des aliénés et des quêtes insensées, de la table ronde à la pierre philosophale, de l'or au graal. Là-bas, rien n'est certain, mais tout est possible. Rien ne se sait, mais tout se devine.

Harpe désenchantée des écharpes fétiches,
La serpe aromatique a parcouru les steppes ;
Sauras-tu voyageur dans ce cordage en friche
Quel accord déluré déverrouille les sceptres ?

Tu ne trouveras en ces lieux ni éprouvette sulfureuse, ni le vase auroral d'une étoile lointaine, ni le nacarat scintillant d'une constellation improbable. Absentes également les crinières fougueuses et la grâce des licornes qui distancent les comètes à la course.

Il n'y a là que le frère de ton frère, de ce frère que tu n'as jamais eu.

Dès la pénombre offerte
Nous ferions vraiment tout
Pour glousser en cachette
Dans les bois de bambous

Il n'y a là que celui que tu ne sais pas trop comment fuir, celui que tu fuis par peur de savoir.

Dans la nuit éclairée de meutes d'ombres, les lynx contemplent silencieusement un fleuve automnal fleuri de pastels chatoyants.

Au solstice des antipodes, la lumière filtre à travers le toit en souricière : la houle tourmentée dont tu crains l'apaisement, et ces palais des glaces, et ces glaces libérant des hydres d'épouvantails.

Chacun sait qu'y demeurent de grandioses vertus, parmi lesquelles la mesquinerie et la vanité sont assises aux places d'honneur mais, l'ironie n'ayant pas sa place ici, je me garderai bien de te décrire l'infâme tuyauterie qui se cache sous la mousse irisée et le parfum balnéaire !

L'hypocrisie qui serait presque charmante s'il lui arrivait de rire, la crasse poudrée de sentiments aussi ostensiblement nobles que discrètement fétides, les retournements des vestales opportunistes ne sont finalement que de tristes lieux communs.

Les lieux communs de l'âme humaine.

Bien sûr, au-delà de l'artifice, la clef.

Un tourbillon de roses, des déluges d'étoiles, des essaims de papillons, des quêtes insensées, un soleil radin qui ne donne plus rien, de la tuyauterie parfumée …

Et au-delà de l'art, la clef.

La source.

2 Insomnia

I can't get no sleep sleep sleep sleep sleep sleep …
(Faithless)

Quelle heure est-elle ? Les bas-fonds de la nuit, les égouts du sommeil n'ont pas d'heure, seulement la cadence de la pesanteur. Tu te poses des questions qui n'ont pas de sens, tu tournes à vide. Evite de regarder les pendules murales, il y a déjà bien assez d'horloges qui te tournent autour, et ce n'est pas un tic tac de plus qui va alléger le poids du temps sur ta poitrine.

Pulsation. Ton coeur vient de battre, depuis combien de temps ne l'avait-il plus fait ? Une seconde, une heure, un sac de grains d'éternité … Quand on fonce vers les moulins à vent, vers les moulins de l'aube, vers les moulins à poivre, il faut s'attendre autant aux nuées qu'à l'éther, et tu le sais.

Quelle heure est-elle ? Ne regarde pas, il y a déjà bien assez d'horloges, bien assez d'aiguilles qui sortent de leur cadran et vrombissent à ton oreille. Un essaim affamé de moustiques femelles. Elles ont déjà probablement commencé à te sucer le sang sans que tu ne t'en rendes compte. Tu te répands dans le néant, ferme les vannes si tu ne veux pas crever. Tu connais la musique non ? Combien de gammes as-tu joué déjà ? Des sauvages, des tendres, des frissonnantes, rappelle-toi !

Pulsation. C'est fou comme le gong de la vie résonne dans ce silence qui retombe. L'écho, l'écho, l'écho … l'écho te revient comme une syncope. On a vu mieux balancé comme blues. Inutile de se noyer dans les arpèges pourris d'une quelconque lubie cuitée, ferme plutôt les vannes et laisse la vie vibrer à nouveau dans les basses. Tu les as vues voler plus haut, les basses, alors redonne-leur des ailes.

C'est l'heure où la folie étend ses bras autour de ton cou, la folie pure et dure comme une drogue qui manque d'humour. Comme une vraie folle du cru qui ne guérit pas l'âme. Ce n'est pas encore le moment, pas encore, tu dois réapprendre à rêver. Tout doit être détruit et reconstruit. Les retours de flamme de l'absolu sont aussi violents que ses élans, c'est l'évidence même, et tu n'es pas du genre à faire les choses à moitié.

A chaque pulsation, tu sens ton être se répandre aux quatre vents, se vider de son essence. Plus de jus, ni dans ton coeur, ni dans tes yeux. Ca t'apprendra à emprunter les sentiers de forêt plutôt que les chemins balisés. Ferme les vannes, ferme ! … Les nuages sont si lourds qu'ils ne vont bientôt plus pouvoir se contenir.

Quelle heure est-elle ? L'heure où la souffrance appelle sa délivrance. Ne cède pas, tu ne dois pas céder. Rappelle-toi plutôt, rappelle-toi qui tu es. Souviens-toi de ton nom. Non idiot, pas celui qui t'a été donné ! Celui que tu as gravé de tes mains, l'empreinte de ton âme sur le marbre des neiges originelles. Celui qui est tien depuis la nuit des temps. Oui … tu le reconnais à présent.

Un éclair, enfin. Les nuages crèvent, la pluie translucide nettoie les blessures. La vie se diffuse, la sensation renaît. Quitte ce qu'il reste de cette chrysalide dérisoirement petite, absurdement mesquine, et dors, que les plaies se cicatrisent.

Quelle heure est-il ? L'aube certainement. Dehors les oiseaux chantent et tu te rappelles à nouveau leur langage mystique. Ils te disent « viens ! ».

3 Les dragons rouges

Je connaissais le pouvoir des gifles du silence, mais qui aurait cru qu'elles pourraient crever aussi aisément les nuages ? J'ai bien tenté de rentrer les griffes et de modérer la flamme, mais le ciel s'est déchiré comme un simple papier peint. Et derrière les papiers peints, il y a toujours des cafards, et d'anciens tournesols tristes. Au fond de moi je le sais, le ciel ne peut pas se déchirer, il devait s'agir de son ombre.

Voulez-vous connaître la tragédie des dragons ? Ce sont des volcans. Des volcans qui sèment la lave et récoltent des cendres. Ils fertilisent mais n'engendrent pas, car les forêts sont trop faibles pour soutenir longtemps en elles l'intensité de leur amour. Des éclaircies qui les suivent, ils n'entendent que des légendes sans couleur. La tristesse qui les emplit pourrait pulvériser les montagnes du grès le plus dur comme un château de cartes, mais les seules larmes qu'ils arrivent à verser se sont forgées dans le sel et le sable.

Parmi les bipèdes sans aile, certains choisissent de cracher en liquide, d'autres empruntent des promesses à découvert ou signent des chèques en bois synthétiques, d'autres encore paient de leur personne. On peut même en croiser qui égorgent les vestiges de leur fierté pour abreuver leurs succubes. Mais pas eux. Eux, ils ne paient que de leurs larmes. Des larmes de sel et de sable.

Quand la douleur devient trop forte, ils muent. On les voit alors errer sans but, sans espoir, sans lendemain. En vain. Ils ne goûtent plus rien que de pâles souvenirs. Pour renaître, ils devront à nouveau tremper leur langue dans la fournaise. Et chaque naissance contient son agonie. Et chaque souffrance est plus intense, plus lancinante que la précédente. Dans ce cas, pourquoi ne font-ils pas taire leurs ardeurs ? Sont-ils fous ? Sont-ils inconscients des risques qu'ils courent ? Non, mais ce sont des volcans.

Des volcans qui sèment la fleur et le feu, la fleur après le feu. Ils fuient comme la peste les radiateurs tièdes et les flammèches froides. Ils ne prennent pas le thé, ils s'enivrent dans ses draps de vapeurs. Ils ne se contentent pas de faire l'amour, ils lui redonnent vie. Ils n'offrent pas l'avenir, mais partagent les clefs de l'éternité.

Voulez-vous savoir la tragédie des dragons ? C'est qu'ils aiment la neige, sans jamais pouvoir l'embrasser. Seule la pureté peut résister à leur souffle, seule la sincérité d'un sentiment peut soutenir leurs regards. Mais il ne reste jamais rien que la blessure d'un fol espoir.

Vous pouvez les détester, vous pouvez nous détester. Après tout, vous êtes capables de vous renier, vous, pauvres bipèdes sans aile, êtres fragiles qui vous cassez les crocs sur nos écailles. Mais vous ne pourrez pas le faire sans briser en vous le lien entre la terre et le ciel.

Le ciel … on m'a dit qu'il s'est déchiré comme un simple papier peint. Et derrière les papiers peints, il y a toujours des cafards, et d'anciens tournesols tristes. Au fond de moi je le sais, le ciel ne peut pas se déchirer, il devait s'agir de son ombre. Je ne modèrerai plus ma flamme. Dis-moi mon Amour, veux-tu que je te calcine ?

4 Léthé

Quand le fleuve incandescent se répand dans ta gorge, que des langues de lave s'écoulent depuis les forges, que l'éponge efface tous ces souvenirs si lourds à porter sur le tableau noir de ta mémoire surchargée, tu oublies…

Tu oublies les paillettes moqueuses, les étoiles filantes qui ont filé plus vite que tes espoirs, les petites mines étrangleuses qui ne se savent pas, qui blessent par inconscience comme on écrase un insecte. Disparus les sermons partiaux et partiels, les vaines jalousies, les sanglots ravageurs. Toutes ces peines sont effacées. Mais il reste …

Mais il reste des torrents de tresses dorés par l'aube, l'appel des soeurs de l'aurore comme des frères de la côte sud du bar. Il reste les yeux silencieux et pensifs d'une maîtresse qui t'éclaboussent de bonheur sans même que tu saches pourquoi. Et puis, il y a ce regard éperdu qui brille dans la brume, collé au fond d'une salle, et presque simultanément ce fantôme éthéré qui surgit de la paroi nébuleuse du futur, parfaite réplique du présent, en plus triste néanmoins.

Mais c'est alors que vient ce sourire ensoleillé qui tombe sur la rose encore humide de l'averse, pareille à un éclat libérateur dans un silence épaissi par l'orage. Et tu oublies l'apparition pour ne plus voir que l'éclaircie.

5 Dissolution

Des vers libres ? Bien sûr, j’ai tenté d’en coucher
Sur le doux matelas du papier glacé.
J’ai pris entre mes mains le noble alexandrin,
Le rythme somptueux, le canonique airain
Et je l’ai brisé.

Comme ça, sans réfléchir, un peu comme on casserait une noisette.
Le vers y a beaucoup gagné en incohérence,
Quelle chance !
Restait à aplatir cette
Entêtante sonorité
A grand renfort de voyelles
Lourdes, sombres, sourdes, sans ailes.

Hélas, le langage emprisonnait toujours la pensée !
Je me devais de l'éclater !

Erluna rosidème auriège outmos bisame

Voilà qui était fait.
Ce vers
Ne voulant plus rien dire, on s’approche du but.
Mais encore ?

La page emprisonnait toujours le texte
Je passai donc au cube de papier, à la cocotte,
Au calligramme volumique
A l’encre rose-orange
J'écrivis sur un ballon gonflé à l’hélium pour rendre le texte
plus aérien
Je passai aux caractères chinois, au sanskrit
J’inventai de nouveaux alphabets

< { [ ( µ @ % § # $ * £ ° | : / ) ] } >

Puis me mis au seul dessin que je défigurai
J'écrivis du doigt sur l'éther
Comme symbole de l'éphémère
Ide. Je traçai des constellations new wave entre les étoiles
Histoire de dépoussiérer les anciennes
Transformer le temporel en argument de l’intemporel
Paradoxe
Orthodoxe
Mais tout cela ne me menait à rien

Tout ce que j’entreprenais restait obstinément coincé
Coin Coin c’est Coin Coin c’est Coin Coin c’est Coin Coin c’est
Tributaire des lois de notre monde
Alors j’imaginai un univers sans loi
Sans forme
Sans couleur
Sans rien
Le vers fut dissout
Et je vis quelque chose qui n’existe pas
Je vis la liberté absolue
Je vis le néant.

J’abandonnai alors la gravure sur sable.
Voilà pourquoi depuis, pour partager mes fables,
J’utilise sans frein les folles pulsations
Et grave l'émotion sur les sillons du son.

6 Jeune aise

Le petit enfant ne pouvait plus dormir. Tant de rêves s'étaient accumulés en lui qu'il peinait à les contenir tous, et il ne voulait à aucun prix les laisser s'envoler à tout jamais avant d'en avoir conservé l'empreinte dans son esprit. Comme pour désserrer l'étau qui comprimait ses songes, il se leva du lit douillet, traversa sa chambre en direction des fenêtres et en ouvrit grand les battants. L'air glacial de la nuit hivernale s'engouffra dans la pièce, mais curieusement ce froid intense qui contrastait avec son feu intérieur l'apaisa. Détendu, il observa longuement les carreaux qui reflétaient la lueur pâle mais splendide de la voie lactée. Attirés par le magnétisme du spectacle, ses doigts carressèrent la vitre étincelante. Cette dernière ne comportait aucune aspérité, aucune rugosité. D'une voix aussi douce, aussi lisse que l'était sa surface, elle lui dit : "je suis la perfection de l'équilibre, mais cette plénitude que tu ressens en moi est à la fois ma force et ma faiblesse. Dès que je tente de m'écarter de mon état originel, les forces irrépressibles de l'esthétique parviennent à vaincre ma volonté en me montrant combien j'étais plus belle avant, quel sacrilège et quelle imprudence je commets en m'aventurant dans l'inconnu. Je retourne alors dans la cage de mon miroir doré. Pourtant, je suis sûre qu'il doit exister d'autres équilibres, je voudrais les explorer, les connaître. Mais l'univers est si vaste et mon éclat si fragile. Je suis l'ordre et la logique ultime, la contrainte à l'état pur, celle qui donne forme à toute chose. Je suis une déesse, mais une déesse stérile. Les seuls enfants que j'aurai jamais sont ces étoiles que j'adopte et que je recueille dans le sein de mes reflets."

L'enfant pleura des larmes brûlantes de tristesse pour évacuer la peine qu'il ressentait face au sort de son amie. Il se répandit tellement qu'une brise chaleureuse s'insinua à travers les fenêtres ouvertes pour venir le consoler. Son contact si tendre, enivrant, sensuel submergea rapidement ses sens. Il ressentit au creux de l'alizé une vapeur enfiévrée qui lui dit : "je suis le magma des possibilités en éruption, le labyrinthe tentaculaire des univers probables et improbables, mais cette ivresse que tu ressens en moi est à la fois ma force et ma faiblesse. Je puis aller partout sans pouvoir me fixer nulle part, l'étendue même des choix qui s'offrent à moi m'écrase. Je me disperse dans l'infini sans être capable de m'accrocher à un endroit particulier, pareil à l'eau tumultueuse d'un torrent. Mon naturel bouillant me déchire, me pousse à me relever avant même que je ne sois assis. J'ai cotoyé nombres d'équilibres, sans avoir jamais pu projeter mon imaginaire sur leur beauté, je n'ai jamais pu voir leurs visages ni le mien. Je suis la liberté ultime, le chaos absolu, le principe même de la création. Pourtant, toutes mes oeuvres se marchent les unes sur les autres, s'entre-détruisent. Des myriades en naissent à chaque instant mais aucune n'a le temps de se développer et toutes restent inachevées."

Voyant l'enfant qui pleurait à nouveau de plus belle, les masses d'air chaudes et froides s'entremêlèrent et dansèrent en un vaste tourbillon, arrachant un rire joyeux à leur jeune protégé. La vapeur d'eau, refroidie, se condensa en buée au contact de la vitre. Troublée, celle-ci interrogea l'enfant : "est-ce le reflet de tes larmes qui se pose sur moi ?". A l'instant où il s'apprêtait à répondre, un éclair le traversa et il comprit comment il pouvait aider ses amis. Les mains du jeune peintre commencèrent à dessiner ses songes sur la buée : des galaxies prirent forme, des étoiles brillèrent, des comètes fusèrent ! Dans les premiers temps, seule l'inventivité du bambin gambadait sur la vitre. Puis, petit à petit, l'esprit créatif de la vapeur, apaisé par la plénitude du verre qui le berçait, acquit sa propre dynamique. De la buée plus fine remplit partiellement les traces des doigts laissés par l'enfant-dieu : la vie était née.

L'enfant-père, satisfait, s'assit en tailleur et contempla le monde qu'il venait de créer.

  • Dis papa, est-ce qu'elle est vraie cette histoire ?
    • Bien sûr fiston, à partir du moment où tu y crois elle sera vraie.

Mais il faut la ressentir assez intensément que pour convaincre la matière elle-même qu'elle vit. D'ailleurs fais taire tes doutes, sinon tu vas provoquer des catastrophes dans le monde de la vitre.

7 Les exilés du ciel

Bien sûr on peut faire le plein de vent dans la voilure et tenter de remonter le cours du ciel comme on remonte une simple brise. Une régate dans les bras des voiles latines, en direction du sourire accrocheur d'un clair de lune. On peut atteindre les étoiles et dissiper le voile de ces mondes féeriques tapis à l'intérieur des nuages roses. J'ai entendu dire que la musique y explose comme une palette de couleurs, qu'on peut y glaner un espoir ni vert ni sage et déposer sur la toile le parfum résiduel d'une rose. On peut aussi récolter une couvée de ces oeufs d'or et les nicher au creux de sa main. L'autre main acceptera les draps bleus d'une vénus sanguine qui vous reliera au foyer rougeoyant du magma terrestre. La neige éternelle préférera sans doute répandre sa douce fraîcheur dans vos cheveux flottant en apesanteur. On peut même aller jusqu'à tout graver dans le marbre le plus dur que l'on puisse trouver dans toute l'étendue de la rose des vents. On peut même aller jusqu'à saisir l'insaisissable. Mais vous n'attendrez pas longtemps avant que vos enluminures ne soient recouvertes de poussière et de sable. Quant à ces mondes paradisiaques, dès que le réservoir sera à sec d'alizé et que vous retomberez dans la grisaille ils se dissoudront dans l'exil. Les oeufs s'empresseront d'éclore et les poussins de regagner les cumulus ; la neige fondue mouillera vos yeux et coulera sur vos joues ; la vénus ne sera plus caressée que par l'étoffe et les langueurs du sommeil. Les dernières braises du foyer de la veille tiédiront au petit jour. Il semble que les corps célestes tombent tous en cendre au contact de notre atmosphère. Il n'en reste que le remous d'un sillage, une vaguelette sur un rivage où vient mouiller un vaisseau fantôme sans équipage. Aussi quelques poètes un peu beaucoup fous qui tentent de rassembler les feuilles mortes, de sculpter la cendre et de polir la courbe des vagues. De ces poètes assez cinglés pour jeter des bouteilles à la mer.

8 Politique céleste

Nul commencement n'eut lieu. Ce furent des renouvellements dans la luxuriance des possibles. Des atlantides émergeaient de leurs tombeaux silencieux, des avalons rafraîchis par d'autres aurores cristallines s'ouvraient sur les univers régénérés. Il y avait un amour, il y avait un fruit, et aussitôt apparaissait l'aurore d'une vie nouvelle. La boucle se bouclait, le cycle recommençait.

Aux matines de notre temps, à l'aube de notre monde, les dieux vivaient dans l'anarchie et la création n'était encore qu'un magma incandescent. Ils étaient nombreux alors à se réunir autour du concert sacré ! Pourtant, dès que les accords se taisaient, ils se retrouvaient seuls et en souffraient beaucoup. Voyant cela, le diapason de l'orchestre créateur donna à chacun d'eux un peuple pour l'adorer. Chacun de ces peuples leur construisit des sanctuaires et chacun de ces sanctuaires s'élevait, palais splendide au coeur de l'olympe.

Mais il advint qu'un dieu fut jaloux, car son voisin possédait un palais plus haut que le sien. L'envieux força alors son peuple à lui bâtir des temples toujours plus imposants. Comme cela ne suffisait pas, il demanda à une partie de ses fidèles de prendre le fouet et de le tourner contre leurs frères. Ce qu'ils firent d'autant plus promptement que leur propre rancoeur était à l'image de celle de leur dieu : dévastatrice et dévorante. Content de leurs services, l'envieux nomma les fouetteurs « Maîtres » et il les exhorta à châtier de leur paresse la caste des esclaves.

Il arriva ce qui devait arriver : la caste des Maîtres s'enrichit en dépossédant le reste du peuple, elle pilla sans réserve les monts et les plaines sans réaliser qu'elle détruisait la crèche aux oeufs d'or. Les temples grimpèrent plus haut, tellement haut qu'ils en devinrent de simples boîtes de fer. Cependant, personne ne sembla s'apercevoir qu'ils perdaient en élégance ce qu'ils gagnaient en orgueil.

L'harmonie suprême quitta les lieux en attendant de meilleurs jours. Les sources se tarirent, les fruits perdirent de leur saveur, les arbres de la connaissance furent coupés avant de parvenir à l'état adulte. L'homme les abattait parce qu'ils le dépassaient et qu'il ne supportait plus leurs ombres lumineuses. Au lieu de s'endormir sous sa frondaison, de profiter des pages effeuillées de la sagesse qui lui tombaient sur la tête et les pieds, il prit sa hache et chaque coup l'éloigna un peu plus de la vérité.

C'est à ce moment que le dieu jaloux réalisa qu'aussi immenses fussent-elles, ses citadelles n'étaient égayées d'aucune vie. Furieux, il nourrit le projet de s'emparer des possessions de ses pairs. Il réunit ceux de ses frères qui souffraient aussi des blessures de l'orgueil et les mena dans une guerre impitoyable contre les autres divinités. Comme ceux-ci n'étaient pas armés, ils n'eurent aucune difficulté à les vaincre un à un. Ils s'auto-proclamèrent ensuite les premiers Ducs de l'olympe. Les vaincus furent impitoyablement chassés et durent se réfugier au plus profond de la forêt de brocéliande. Il y eut des discours, il y eut du bruit. Ce fut la fin de l'âge premier.

Les nouveaux maîtres du panthéon inaugurèrent leur règne en établissant les fondations d'une monarchie qu'ils espéraient éternelle. Afin qu'aucun d'entre-eux ne puisse les trahir, ils décidèrent de se répartir les partitions enchantées abandonnées par les vaincus. Le livre contenant les arcanes de la magie des mots fut placé au centre de la table ronde. Ainsi, tous purent invoquer le sortilège permettant de nommer toute chose qui est un être et tout être qui est une chose. Leur meneur fut couronné Roi et grava par le feu des nuées les lettres Z-e-u-s sur sa pierre d'éternité.

Les autres Ducs et Duchesses prirent les noms d'Aphrodite, Astarté, Ammon, Râ, Baal, Seth, Vulcain, Neptune. Immenses étaient leurs pouvoirs, et ils en usaient sans compter pour tourmenter et asservir leurs frères les hommes. Pourtant, malgré tout leur savoir, ils ne parvenaient pas à accéder au double sens des glyphes que contenaient les grimoires. Bientôt ceux-ci s'éteignirent, endormis par la cruauté et les rivalités qui dévastaient le monde. Les sept portes de la cité de l'octave et les douze piliers du sanctuaire des accords se fermèrent aux yeux des occupants de l'olympe.

Privés de toute source d'imagination, ils en étaient réduits à subir une lente et inexorable glissade vers l'oubli. Les intrigues les plus torves qu'ils fomentaient ne parvenaient qu'à accélérer leur chute. Comme ils se disputaient la pomme de la vengeance et les flammes des plus belles villes, les dieux évincés décidèrent de leur coté d'envoyer Prométhée offrir la science aux hommes leurs frères. Une pousse d'abord timide dont se gaussèrent les monarques, mais qui acquit rapidement une ampleur suffisante pour menacer l'équilibre du pouvoir.

Voyant croître à nouveau l'arbre de lumière, Zeus convoqua le conseil et leur proposa d'aller punir le coupable. Mais il était déjà trop tard : le serpent aux mille tentacules les avaient tellement divisés qu'aucune décision n'aboutit, si ce n'est celle de ne rien décider du tout. Plus grave encore, un cercle restreint de félons excédés par les abus de leur souverain décida d'ouvrir les portes qui gardaient la frontière aux alentours de brocéliande. Les dieux des origines ne se firent pas prier pour se ruer à l'assaut du royaume qui tomba comme un fruit mûr. Il y eut des discours, il y eut du bruit. Ce fut la fin de l'âge second.

Les palais olympiens ne changèrent pas seulement de mains, leur destin fut également irrémédiablement modifié. Le panthéon parla république et démocratie. On bâtit un hémicycle autour de l'ancienne table ronde, et les voix des grands orateurs y résonnèrent pendant des siècles. Les utopies se réalisaient parce qu'il se trouvait assez de monde pour les désirer. Une ère dorée commençait.

Le sénat envoya une alliance formée autour des elfes pour déposer les anciens tyrans de la terre : les sylphes balayèrent de leurs rafales l'âcre fumée des maléfices ; les racines magiques des dryades transformèrent la lave des anciennes guerres en un terreau fertile ; enfin, les ondines dispensèrent avec largesse l'eau bienfaitrice de leurs oasis de vie. Ils se placèrent ensuite tous au centre des quatre éléments et leur pacte fut connu sous le nom de l'ordre crépusculaire. Ensemble, ils veillèrent sur le fragile équilibre des forces de la lumière et des ténèbres. Car il est dit dans l'un des échos de la mélodie originelle qu'il n'y a pas de nuit sans étoile ni de jour sans ombre.

Les esprits mauvais refluèrent et l'on connu des floraisons sans précédent. Des pluies de pétales tombaient des cerisiers dans un printemps qui ne semblait jamais devoir prendre fin. Les licornes d'abondance paissaient librement dans les champs infinis du solfège symphonique. Les dragons ne soufflaient plus que le feu sacré de l'amour. L'harmonie rayonnait jusque dans les plus obscures des galeries.

Voyant cela, les humains, désireux de faire montre de leur reconnaissance, se mirent à idolâtrer les sages du panthéon. Ces derniers, un peu gênés, décidèrent d'envoyer des missives à leurs frères. Ils voulurent leur expliquer qu'hommes et dieux étaient nés du même ventre de l'éternité, que la meilleure façon de les remercier était de participer tout comme eux aux réjouissances. Certains comprirent, mais quelques-uns contestèrent l'origine des graphèmes dessinés sur les constellations du zodiaque ou feignirent de ne rien entendre et continuèrent à se prosterner.

Cela n'aurait rien eu de véritablement gênant si les plus orgueilleux des idolâtrés ne s'étaient enivrés des cultes dont ils étaient l'objet. Rares au début, les orgies atlantes se firent de plus en plus fréquentes et démesurées, au point que Bacchus lui-même s'inquiéta de ces excès. Les descendants des Ducs déchus en profitèrent pour rassembler les mécontents autour d'un prétexte qu'ils nommèrent Vertu. Le clan des Vertueux, qui comptait parmi les moins sages dans ses rangs, s'empressa de fomenter un complot pour renverser la démocratie.

C'est alors que les procès contre les adorateurs et leurs adorés commencèrent. Un par un, les verrous scellant l'équilibre se voyaient démantelés, et ce dans l'ignorance et l'indifférence générale. Pourtant, quelques rares sénateurs prirent le temps de consulter l'horizon des augures, auprès duquel ils distinguèrent de sombres présages. Comme ils ne pouvaient rien tenter publiquement contre la montée fulgurante du fanatisme, ils convoquèrent les phénix, un couple d'inséparables contenant la mémoire des âges passés, et leur confièrent les clefs des partitions originelles. Ensuite, ils leur firent boire l'élixir de la résurrection afin qu'ils puissent revivre depuis leurs cendres si jamais ils venaient à être consumés par la tempête qui menaçait. Ils furent ensuite séparés dans l'attente d'une ère favorable à leur éclosion.

Il ne fallut plus attendre longtemps pour que les premiers éclairs apparaissent. Le déluge provoqua une rapide montée des flots de la folie. La république fragilisée s'enlisa rapidement dans la guerre civile puis le chaos. L'ordre crépusculaire tenta de s'interposer, mais il ne put empêcher le cataclysme de balayer le souffle léger du printemps. Plutôt que de continuer une lutte perdue d'avance, les elfes se replièrent à nouveau dans les lieux enchantés qui demeuraient inaccessibles au cyclone dévastateur. Il y eut des discours, il y eut du bruit. Ce fut la fin de l'âge tiers.

Et les ronces proliférèrent sur les ruines de l'hémicycle. Les Vertueux scellèrent les portes invisibles de brocéliande en les lestant d'une indicible terreur qu'ils nommèrent Enfer. Elle pesait si lourd que les dieux réfugiés dans son enceinte furent incapables de les réouvrir. Afin de mieux asseoir leur pouvoir, les nouveaux tyrans décrétèrent le règne de l'unicité et interdirent sans ménagement tout culte qui n'était pas des leurs. Et le sang des brebis innocentes commença à ruisseler sur les autels du sacrifice.

La faction ennemie vaincue, ces dieux ivres de violence s'entre-déchirèrent. Les coups des poignards empoisonnés décimèrent les rangs des prétendants au pouvoir absolu. Il vint un moment où il ne furent plus que trois à se partager l'empire. Mais ils étaient entré dans une spirale qui ne permettrait qu'à un seul d'entre-eux de s'échapper. Et les deux plus rusés du triumvirat se liguèrent contre le troisième avant de le projeter dans les abysses de l'insondable néant. Le duel ultime put enfin commencer.

Ils étaient de force égale et le combat dura pendant des siècles. Jusqu'au jour où Iacchus, l'ainé du dieu de Dextre, parvint par hasard à réunir les deux phénix abandonnés par les anciens et perçut le léger rayonnement qui s'en dégageait. Il déploya les ailes des songes pour tenter de les communiquer aux hommes dans le langage sacré du choeur, mais ceux-ci l'avaient oublié depuis longtemps déjà.

Le patriarche, prévenu du danger, exila ce fils turbulent et le remplaça à la charge de gouverneur par son cadet. Le nouveau tribun s'empressa de reprendre les hymnes de son frère. Mais il modula sa voix d'un trémolo si discordant qu'il exhorta les légions saintes à se baigner dans le sang des infidèles. L'amour prit une robe de haine, la compréhension se hérissa des tribunaux de la foi et la lumière stellaire se métamorphosa en feu colérique. Bientôt, les phalanges meurtrières fondirent sur les terres du sinistre dieu Senestre qui prit peur pour la première fois.

Il eut si peur qu'il entreprit lui aussi de moduler d'horreur les hymnes d'Iacchus. Il en modifia même des mesures entières, afin de rendre plus efficaces les vibrations de la destruction. La liberté fut rouée de coups, couverte de pierres et enterrée vivante sous un sordide linceul de toile grossière. La barbarie des rites antiques fut cautionnée, encensée même, si bien que la cruauté eut tout loisir de contaminer les fidèles. Le dieu Senestre tenait enfin ses légions.

Les démons des deux camps ne se firent pas prier pour répandre la suie des suppliciés et le ciel se couvrit d'une teinte plus sombre que jamais. La peste tomba en pluie de cendres sur les champs noircis par les nuées de sauterelles et la famine plongea définitivement l'ancien monde dans l'obscurantisme. Il y eut des discours, il y eut du bruit. Ce fut la fin de l'âge quart.

Mais il arrive un temps où même la haine la plus forcenée ne trouve plus rien à brûler. Mais il arrive un temps où même la terreur se dissout, où même les enfers s'éteignent. Voici ce qui se produisit : à mesure que les cendres les plus volatiles retombaient et que de timides rayons de soleil éclairaient de nouveau la terre, l'un d'eux alla frapper dans les décombres les phénix qui renaissaient. Un prêtre de Dextre fut illuminé par ces deux étoiles de conscience qui transperçaient les ténèbres. De ce jour, il sut comment imprimer et propager les signes des origines sur la fine écorce de la multitude.

Ainsi, tous purent comparer ce qu'il en était de ce qui leur avait été raconté. Il y eut des révoltes et des schismes qui morcelèrent les phalanges de Dextre en de nombreuses factions. Le troisième dieu, Austère, profita de la confusion pour s'échapper du néant et vint attiser les conflits. Le monde semblait à nouveau faire voile vers d'interminables ouragans.

Cependant, à l'ombre des lanternes magiques, le chemin vers la fertilité polyphonique de brocéliande se rouvrait, lentement mais inexorablement. Année après année, la pluie ternissait les étendards ; les glaives épuisés retombaient avec fracas ; les fondations corrodées des temples n'arrivaient plus à soutenir le poids monstrueux de la tyrannie et de l'intransigeance.

C'est alors que les lumières s'allumèrent une à une. Parce qu'ils reflétaient les fleuves flamboyants des sérénades mélancoliques, les étincelants lustres baroques permettaient de discerner, à travers les masques des bals vénitiens, les yeux qui sont des lèvres et les lèvres qui sont des yeux. Ainsi, la mesquinerie des intrigues et les rouages des complots furent enfin visibles au grand jour. Partout, le murmure avait des oreilles, la contestation envahissait dans la clandestinité les anciens cloîtres de la pensée. L'humanité se redécouvrait dans l'éclat vivace de l'âge d'or.

Or, il advint qu'une douce brise fit tourbillonner les dés de l'histoire. Les lézardes fusèrent de leurs cachettes et sillonnèrent la pierre surchauffée. Les remparts du régime en ruine s'écroulèrent d'une seule voix et le souffle balaya les derniers résidus de l'obscurantisme. Il y eut des discours, il y eut du bruit. Ce fut la fin de l'âge cinquième.

Grande est la colère du volcan qui se relève d'un trop long sommeil. Grande, la colère des esclaves libérés qui jaillirent du cratère, emportant tout sur leur passage. Grande, oui. Grande et aveugle. Nul ne songea à filtrer le bon grain dans les sacs d'ivraie. Nul ne remarqua non plus l'ivraie infiltrée dans les sacs de grains. Les premiers furent brûlés, les seconds encensés.

Les esprits de l'ordre crépusculaire s'échinèrent à rétablir un semblant de calme tout au long de ce siècle torturé. Ils remportèrent de nombreux succès : la vie pouvait de nouveau voir au-delà de la matière, l'utopie rebatissait peu à peu l'équilbre des premiers âges, les arts aspiraient de grandes bouffées d'oxygène et les chants florissaient comme autrefois les collines de la jeune saison.

Mais tandis qu'ils oeuvraient, ils sentirent s'enfoncer dans la chair de leurs doutes le double tranchant d'une lame insidieuse. Cette même lame qu'ils avaient sorti de leur propre fourreau pour vaincre l'ignorance, la machinerie tumultueuse de l'idée et du savoir, s'emballait, hors de contrôle. S'ils tentèrent de la calmer, rien n'y fit : chacun ne joua plus que ses propres mélodies, et le souvenir pâlissant de l'harmonie se transforma rapidement en bruit informe. Le monde se précipitait à toute allure vers le chaos.

L'inconscient humain, apeuré par sa liberté retrouvée, tentait-il de se recréer d'autres chaînes ? Toujours est-il que, devant l'alliance impuissante, de nouvelles religions apparurent. Elles adorèrent l'Industrie, la Finance, le Syndicat, le Travail et se proclamèrent Idéologies et Partis. Personne n'était dupe, et au fond les noms de leurs dieux importe peu. Apprenez seulement qu'une à une, étouffées par la suie des fabriques, le mirage de la richesse et le sang des révolutions, les lumières s'éteignirent.

Et c'est par une nuit sans lune qu'un double éclair fendit le ciel. Les insectes apeurés vrombissaient et tournoyaient autour des ampoules mortes, et nul n'entendit les enfants hideux de la vengeance vagir dans le berceau maudit des tranchées. Des bébés qui, lorsqu'ils furent de jeunes adultes irresponsables, déclenchèrent un autre orage, comme un écho amplifié de leur naissance. Ils allèrent jusqu'à libérer l'esprit de la matière. C'est alors que l'oeil d'un terrible cyclone s'ouvrit sous les pieds de l'humanité désemparée.

Un oeil perçant, insistant, qui l'observa durant de longues décennies, guettant la moindre faille qui lui permettrait de déclencher l'apocalypse. Mince était la corde nerveuse qui la retint de sombrer dans le gouffre sans fond de la folie. Et pendant ce temps, la faux sciait les branches de l'espoir et le napalm désertifiait les plaines fertiles de l'idée. L'angoisse refaisait surface, et bientôt la terreur et la lassitude furent telles que plus personne n'osa ou ne voulut plus croire en rien.

Cette torpeur semblait vouloir durer des siècles, lorsqu'à la surprise générale, le regard menaçant s'effondra. Il y eut des discours, il y eut du bruit. Ce fut la fin de l'âge sixième.

A peine la paix triomphait-elle sur scène qu'on la négociait déjà en coulisse. Tapis derrière le confortable rideau des apparences, le prix grimpait. On construisit une parodie de l'âge d'or en carton pâte, ce qui n'empêcha pas le malaise de grandir, bien au contraire. Et si tous feignaient de ne pas voir le béton sous la peinture dorée qui s'écaillait, la société se désagrégeait doucement dans une guerre sournoise. Une guerre dont les armes dématérialisées continuèrent de stériliser les consciences.

Attiré par l'appel d'air de ces vastes territoires désertifiés, le triumvirat des anciens dieux Vertueux refit son apparition. Puisque la verte prairie ne parvenait plus à pousser, ils en profitèrent pour semer de la mauvaise herbe synthétique dans ces esprits affaiblis et ignorants. Ces esprits prêts à tout pour fuir le néant qui les envahit.

Et nous en sommes là.

Il se dit que les univers trop vieux finissent par retourner au néant. Il se dit que de titanesques pendules se balancent en tous sens pour l'éternité, qu'ils régissent les cycles des civilisations et des barbaries, et que même les dieux sont incapables de les arrêter. Il se dit beaucoup de choses, mais rarement que le fatalisme provoque l'apparition des monstres qu'il craint ; rarement vous entendrez que les songes sont créateurs, et que c'est à nous de décider s'ils doivent se terminer en rêve ou en cauchemar.

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Auteur: chimay

Created: 2021-11-07 dim 19:09

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