Eclats de vers : Poésie : Théâtre

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Table des matières

1. Impair actrice

La sultane favorite
Nue sous la mousse soyeuse
Tâte l’endroit où palpite
Son coeur de pierres précieuses

Elle peut soupirer d’aise
Dans son bain chaud de midi
Le roi pris dans ses fadaises
A appliqué ses édits

Cette rivale arrogante
Eut le tort de la défier
En osant être élégante
Depuis l’oubli l’a noyée

Il fallait qu’elle s'éteigne
Cette trop vive chandelle
Aujourd’hui les vagues saignent
Aux abords des dardanelles

Demain sa langue vorace
Exigera d’autres têtes
Le moindre signe d’audace
Alourdira les requêtes

En attendant la sultane
Profite de l’eau fumante
Et du parfum des gentianes
De sa fidèle servante

Nue sous la mousse soyeuse
Le massage la délasse
Evaporant l’insidieuse
Pénombre qui la menace

« - Tâte l’endroit où palpite
Ces angoisses qui m'étranglent
Explore je t’y invite
Mon improbable triangle

Ce naufrageur de minois
A torpillé tant de belles
Entretiens-le ce sournois
Et nous vaincrons les rebelles

Peut-être qu’alors la nuit
Ces cauchemars de malheur
Où mon ombre me trahit
Fuiront vers d’autres sueurs

La seule drogue apaisante
Quand on est impératrice
Est l’eau de vie intrigante
Qui ruisselle entre ses cuisses

Le seul calmant efficace
Est de doser ses caprices
Et de mêler dans la crasse
Ses perversions et ses vices

Vois-tu ma pire frayeur
Est de croiser mon reflet
Mon alter ego ma soeur
Dans les couloirs du palais

Elle sera j’en suis sûre
Aussi fourbe aussi perfide
Que moi Je sens la morsure
De ses sourires bifides

Partout je crois que j’entends
Ses pas de femelle en rut
De chaque rideau d’argent
Jaillit un poignard de brute

C’est pourquoi il faut vider
De son charme l’alhambra
Le moindre éclair de beauté
Pourrait couver un cobra

Vois-tu ma douce cruelle
Même la pierre a un coeur
Bien caché sous la dentelle
C’est pourquoi la nuit j’ai peur

- Consolez-vous ma princesse
Pensez plutôt à ces proies
Qui paieront pour nos faiblesses
Ce sera festin de soie

Quand nos fines incisives
Entameront la chair crue
De nos victimes passives
De nos victimes déchues

Nous boirons leur vin cuivré
De pouvoir et d’ambition
Seul philtre à nous enivrer
Jusqu’aux hallucinations

Mais avant tout nous devons
Essaimer quelques prétextes
Brûler les champs de limon
De nos lèvres de silex

Quand le terrain sera mûr
Nous inviterons nos pairs
Dans le temple des murmures
Au bal masqué des vipères

Nous pourrons nous agiter
Dans la ronde des envies
Sur de fausses vérités
Sur de vraies hypocrisies

Si quelqu’une est rayonnante
De douceur et de tendresse
Nous dirons qu’elle est pesante
Surtout au niveau des fesses

Qu’une autre soit trop tentante
Nous la dirons insipide
Au lit fort peu haletante
Voire carrément frigide

Nous camouflerons les ruines
Laissées dans notre sillage
Derrière la plus minime
Eraflure de corsage

Nos critiques parfumées
Seront d’autant plus tranchantes
Nous ferons plus de fumée
Nous serons plus virulentes

Envers celles qui pratiquent
Ces arts subtils de harem
Ces arts si machiavéliques
Que nous pratiquons nous-mêmes

Quand nous aurons dévasté
Tous les jardins alentour
Nous irons prendre le thé
Dans d’autre nids de vautours

Je connais bien des marchés
Où l’on peut faire ses courses
De l’omelette au dîner
Nous viderons quelques bourses

A nous les juteux supplices
Et les seringues suaves
Ne tolérons ces délices
Qu’en nos enclos à esclaves »

Ainsi parlaient les complices
Eperdues dans leurs caresses
Lorsque la voix d’un ibis
Lança à nos chasseresses :

« Elle peut soupirer d’aise
Cette rivale arrogante
Cachez-vous dans vos fadaises
Votre vanité amantes

Eut le tort de la défier
Vous pouvez bien vous étreindre
Je fais partie des brasiers
Que nul ne pourra éteindre

Jouissez de vos labours
Sur votre frêle radeau
Dans la nuit ombre du jour
Des bougies brûlent sous l’eau »

2. Zap

C’est un terrain de football
Où l’on jouerait du hockey
Seul point commun le piquet
L’un aboie l’autre miaule

Tous jouent un jeu différent
Avec la même baballe
Ca court ça crie ça détale
Sur le petit grand écran

Coup de marteau sur la vis
Pour bien enfoncer l'écrou
Un goal un panier un trou
Et que l’instinct s’assouvisse

Dans les dégradants gradins
Où ils dépensent leurs vies
A marcher sur les gredins
Qui leur bloquent le parvis

Des croche-pieds d’opéra
Le tout est très sexuel
Le très précis manuel
D’un mauvais kama-sutra

La seule règle est de vaincre
A coups de barils de vin
De poudre ou de bars à tringle
A coups de poignées de mains

L’arbitre inscrit les enjeux
Le sifflet joue quitte ou double
Un temps c’est jaune un temps rouge
Pour les verts ou pour les bleus

L’unique but est le score
Savoir qui est le boulet
Savoir qui est matador
Et que leur chaut le filet

Ni chaud ni froid on s’en doute
Ils n’iront pas le nier
Un trou un goal un panier
Vers la gloire ou la déroute

J’ai beau surfer sur les chaînes
De la société cynique
C’est toujours le même cirque
Même chevaux même arène

Ca n’a vraiment aucun sens
De s'étrangler dans un chiffre
Renoncer à ses vacances
Pour être chef d’un sous-fifre

C’est malgré tout ce qu’ils font
La course sur une échelle
Pour être celui ou celle
Qui repeindra le plafond

C’est un escalier piégé
Qui ne donne accès qu’au vide
L’ambitieux y est jeté
Par son successeur avide

Tandis qu’aux premières loges
On se gausse des candides
De ces apprentis-sordides
Qui pensaient devenir doge

Ils se croient futés en plus
D'écraser pour surplomber
Détruire sans se plomber
Demande assez bien d’astuce

Beaucoup plus que la voisine
A ce qu’en dit le voisin
Qui récure sa cuisine
Au soir et non au matin

Alors que lui est rusé
Un véritable sioux
Avec ses discours usés
Et son humour de piou-piou

Il triche même aux impôts
Pour racler un peu de fric
Avant d’aller dire aux flics
Qu’ils ne font pas leur boulot

Quand aux élus de ses fesses
Eux ce sont tous des salauds
D’aller piquer dans la caisse
Des honnêtes angelots

Etre plus pourri que lui
Un véritable scandale
Pourtant s’il cherche un appui
Il baisera leurs sandales

Il picole il va hurler
Avec ses copains qui brâment
Manifeste pour la paix
Puis rentre battre sa femme

Si tu leur dis qu’ils sont bêtes
Ou autre lapalissade
Ils couvrent ta palissade
De jurons analphabètes

Puis brandissant leurs calibres
Ils répliquent sans attendre
Qu’ils ont le droit d'être libres
D’organiser des tournantes

Dans leurs pur-sang de garage
Dont ils testent les ressorts
Il est sans fin ce naufrage
Mesquin record sur record

Délaissant ces entrechats
Je finirai en ermite
La mitre rongée de mites
Mais heureux comme un pacha

3. Frigo

Ce monde est froid, trop froid, les larmes blondes givrent
Sur le métal gelé qui pétrifie l’essence.
Ce monde a peur, trop peur pour écouter ses sens :
La panique transforme une colombe en tigre.

Le flou ne mordra pas, il est double naissance,
Pur magma créatif méprisant l’impossible ;
Il est le cri, la peur, la joie d’une naissance
Mais nier l’intuition c’est la rendre impossible.

Je l’ai vu le néant, oui j’en ai fait mon scrible,
Tiré tout l’arsenal, bordées de boulets rouges.
Tous sombrés corps et bien, oubliés dans les douges,
Saignés dieu sait pourquoi : le mal n’est pas fusible.

Non c’est un frigidaire à vous limer les ongles
Sans l'érailler jamais. Il dévore les songes,
Est sournois, plus que vous, n’essayez même pas

De le vaincre, il ferait son dîner de vos coups.
Il n’est ni cette rose aux insensés appas
Ni la brute stupide ou le cruel filou,

Mais il tire les fils à chacun de nos pas.
Qui voudra le contrer rendra son coeur fertile :
Enfantez, dieu est là, et le mal est stérile.

4. Echecs

Trente-deux pièce' en bois sur l'échiquier en marbre
S'échauffent doucement d’un défi immobile
Bientôt les deux armées vont courir au massacre
Pour le plus grand plaisir de leurs maîtres fébriles

Tandis que les deux Rois se jaugent en silence
Ecrasés par le poids de leur orgueil stérile
Au centre du plateau voilà qu’un Pion s’avance
Anonyme soldat que chaque pas mutile

Trente-deux pièce' en bois soixante-quatre cases
Voilà qu’un Pion s’avance et établit ses bases
Discret et si chétif plus retors qu’on ne croit
Et seuls les débutants le méprisent parfois

Il est suivi de près par la Chevalerie
Si noble de parure et si vile au dessous
Qui traverse en riant les lignes ennemies
Pour s’en aller causer à son ami le Fou

Quand on parle du loup le voici qui arrive
Et la dague jaillit de l’habit de velours
Le destrier trahi se cabre de surprise
Personne n’a bougé pour lui porter secours

Transpercé par celui qu’il vient d’empoisonner
Lui qui s’imaginait Roi de tout l'échiquier
A présent il succombe et maudit l’ironie
Sous l’oeil intéressé des corbeaux qui l'épient

Les Reines prévenues exigent de savoir
Par qui pourquoi comment est mort leur tendre amant
L’une ne pleure pas l’hippocampe bavard
L’autre envoie le coupable au coeur de l’autre camp

Les canons de la Tour ne ratent pas la cible
Qui titube affaiblie en terrain découvert
Quel abruti ce Fou se croit-il invincible
Une seule bordée l’enverra en enfer

Laissons-leur cet honneur de parler sans détour
Se battre pour se battre un Fou contre une Tour
Leur plus grande frayeur c’est qu’on les ressuscite
Quand ils voient un des Pions s’approcher du rang huit

Trente-deux comploteurs sur un pays d’ardoise
Combien en reste-t-il ils sont déjà nombreux
A s'être fait avoir par une ombre sournoise
A reposer en paix sur le rebord du jeu

On retrouve une Reine au pied d’une falaise
Accident paraît-il ou est-ce de chagrin
Quelques-uns font semblant de croire à ces fadaises
Mais le barde de cour chante un autre refrain

Bientôt la capitale est envahie de hordes
Un garde s’est vendu il a ouvert les portes
Dans le palais en feu maculé d'écarlate
Le piège se referme un Roi tombe c’est mat

5. J'ai rêvé d'inhumer …

J’ai rêvé d’inhumer la misère inhumaine.
Un métier épuisant qu’espérer l’impossible :
L’exalté tapageur est toujours pris pour cible
Et l’astre du réel vous donne la migraine.

Depuis toujours la vie est cisaillée au crible
Des guerres camouflées mais quand la mort s'égrène,
A-t-on vu un César combattre dans l’arène ?
La loi de la colère est une armée fusible,

Un pion sur l'échiquier dans un donjon de verre
Qu’une main peut faucher par jeu, par distraction,
Car si les tours d’argent ont changé de prénom
Elles sèment toujours la poudre de l’hiver.

Mais bien sûr tout le monde est contre les canons,
C’est à se demander qui les mène aux frontières,
Le vent ? Vautours grimés de paix et de lumière,
Vos becs ensanglantés trahissent vos raisons.

Il y a entre l’homme et l’animal un gouffre
Profond mais si étroit qu’un pas peut le franchir.
Quoique l’on puisse oser, quoique l’on puisse écrire,
L’or du blé est mêlé à l’or sombre du soufre.

La mégalomanie oublie que pour détruire,
Pour éroder les murs de milliers de murmures,
Pour briser les palais sous les coups des fissures,
Un peu d’eau ou de sable et de temps peut suffire.

Quand le conquérant qui pense avoir tout vaincu
Se tourne vers la glace, il ne voit dans sa veste
Par deux fois retournée que l’oeil noir de la peste
Qui a trahi son coeur pour moins de vingt écus

Et, enroulé autour de son long bras de fer,
Un serpent charognard fait d’innombrables vers
Dont l’affreux grouillement l’acclame et l’applaudit :
Qui veut se croire grand s’entoure de petits.

6. Triste monde

Triste monde
Tu pourris sur place
Le vent ne souffle plus dans tes plaines
Les chevaux repus ont renoncé à courir
Où sont passées tes rengaines
Et tes rondes
Et tes sourires

Triste monde regarde-toi dans la glace
Tu n’as plus de reflet tu n’es qu’une ombre qui passe
Les miroirs se déforment comme l’eau des piscines
Lorsque la vague se mutine
Le fond houleux te donne la nausée
Tu préfères sans doute le verre fumé
Enfumé comme toi qui tombes en poussière

Dis te rappelles-tu tes chansons claires
Joyeuses comme l’eau des fontaines
Et ces temps où les dieux
Ne se prenaient pas trop au sérieux
Ces dieux anciens
Si profondément humains
Et nous étions presque comme eux
Presque des dieux

Triste monde
L’avenir grave ses lettres creuses dans tes murs
Ne les vois-tu pas rougeoyer dans la nuit sans lune
Ne vois-tu pas ce feu d’or et de sang qui fait danser la blessure
C’est celui de tes entrailles monde d’infortune

Pauvre de toi tu n’as plus d'âme
Tu n’oses même plus rêver
D’ailleurs toutes ces larmes et ces cris de plaisir libérés par les femmes
En offrande à la vie tous les chants des poètes viennent se fracasser
Sur tes griffes de verre et de métal
Qui labourent l’azur et blessent les étoiles

Monde suicidaire
Un chiffre une colonne une seule dimension
Tu t'étouffes dans cet univers
Que tu as toi-même créé le jour où tu as vendu tes passions
Au nom d’un compte qui n’avoue pas son nom
Pauvre néon sans lumière
Vendre l’aube pour un éclair

7. La parole des anges

Arrête de chanter, frère ailé, on leur a
Donné plus que leur part de cantiques d’amour !
Le sang est dans leurs yeux qui tache ton velours,
Chaque larme qui coule est un nouveau trépas.

C’est la mort qui suppure et infecte leurs fois
— La pierre et le bûcher n’ont jamais eu d’humour —
Et pour mieux protéger ceux qui ne sont pas sourds
Des murs démesurés cloîtrent ta douce voix.

Oui, ton encre est un vin et des plus savoureux
Mais l’atmosphère en bas vomit un fiel haineux
Or il suffit d’un rien, de microbes infimes,

Que quelque fou furieux sacrifie en ton nom
Pour aigrir le tannin des meilleurs millésimes :
Arrête, Ami, leur sang souille nos édredons !

8. Recette relativiste

Ne t’en tiens pas aux vérités
Quand seuls font rêver les mensonges
Quand dans mensonge il y a songe
Ne t’en tiens pas aux vérités
Quand seuls les songes les prolongent
Balaient les écrans de fumée
Ne t’en tiens pas aux vérités
Quand seuls font rêver les mensonges

Les vérités sont des menteuses
Lorsqu’on filtre leurs étincelles
Dans un dédale de ruelles
Les vérités sont des menteuses
Lorsqu’on embrase ou éteind celles
Trop ou pas assez enjôleuses
Les vérités sont des menteuses
Lorsqu’on filtre leur étincelles

Dans le moule qui vous arrange
Meuble comme un château de sable
Au choix des pamphlets des louanges
Dans le moule qui vous arrange
Marinez le tout dans des fables
Puis saupoudrez d’invérifiable
Dans le moule qui vous arrange
Meuble comme un château de sable

Ajoutez-y quelques lentilles
Quelques loupes sur la poussière
Pour faire valser la lumière
Ajoutez-y quelques lentilles
Des oeils-de-boeuf des jalousies
Afin de cribler le mystère
Ajoutez-y quelques lentilles
Quelques loupes sur la poussière

La recette est bien plus suave
Epicée de miroirs convexes
Et de leurs frères les concaves
La recette est bien plus suave
C’est un conclave un peu complexe
Des alouettes que l’on vexe
La recette est bien plus suave
Epicée de miroirs convexes

Il ne reste qu'à faire cuire
La pâte lève d’elle-même
C’est la magie de ce système
Il ne reste qu'à faire cuire
La levure c’est le délire
C’est le moulin à vent suprême
Il ne reste qu'à faire cuire
La pâte lève d’elle-même

9. Mouvement perpétuel

Très loin dans l’inconnu des pays oubliés,
Sous un ciel morcelé de plâtre par endroit,
Un soleil enfiévré chauffe imposant le toit
D’un balancier pesant retenant prisonnier

Les peuples aveuglés par la faim et la soie.
Sur la masse oscillante : apogée, décadence,
Barbarie, renaissance imposent la cadence
Sous les impulsions d’or de l'échappement roi.

Ainsi, de son ressort comprimé, la vengeance
Se détend tour par tour, dent par dent d’engrenage,
Libérant lentement son maladif tangage
Sur l’acier empourpré par son ignoble engeance.

Des rivières de sang se forment dans l’orage,
Des aubes arrosées au moulin miroitant
Dont l’axe teint d’argent remonte, ruisselant,
Le ressort abreuvé par son propre carnage.

10. Mas sûr

Rustique rococo, contour impressionniste
De l'élancé roman, du polychrome antique,
Ton pastel renaissance, humilité gothique,
Réalisme art-déco, arabesques cubistes,
Voici qu’est ébauchée l'étrange mosaïque.

C’est une maison creuse et garnie de grillages
Rouillés jusqu’au trognon d’une pomme véreuse.
Le chouette tableau s'étend sur trois étages,
Sans compter le grenier, ses hiboux et ses mages,
D’où s'échappe en chuintant l’alchimie sulfureuse.

Leur chant fait fuir la nuit les troupeaux apeurés
Qui gagnent en tremblant l’antre des habitudes
Où les yeux dans les yeux pour se réconforter
Ils oublient la tondeuse et la laine arasée,
Ils s’oublient dans le somme et dans la multitude.

Leur vie aussi s’enfuit de l'étable à l’aut’ruche
De l’ampoule au néon, des télés aux consoles
De jeu. Mais pour l’amour, pour décoller du sol,
Ils attendent la panne où le courant trébuche.
Entourés mais tous seuls, et rien ne les console.

Leur assemblée vivote au rez de la chaussée
Dans un petit salon bureau, table et paillasse.
Les pots de fleurs sont secs, les fauteuils élimés,
Un mur en nid d’abeille, un vieux tapis rincé,
La panoplie propice à l’ennui qui se tasse.

Rien que de très paisible à l’oeil non averti
Qui ne sait pas que grouille alentour du frigo
Des légions de cafards entre les berlingots,
Qui n’entend pas non plus l’insatiable appétit
Des termites ronger de leurs dents de robots

Le bois mûr des piliers soutenant les charpentes.
Les portes, les placards, tout y passe, partout
La pourriture broie les gonds et les verrous
Et, sous le verni clair, des griffes d’amarante
Giclent de l’avenir à travers les écrous.

Qui veut sortir de là ira vers l’escalier
Pour au pied d’icelui se retrouver nez à
Nez avec l’atelier de dame arachnéa
Où, pour mieux empêcher quiconque de grimper,
Elle tisse ses lois, brode l’alinéa

Inique en un réseau quadridimensionnel
D’inextricables fils tricotés au hasard.
Nul n’y comprend plus rien et même elle s'égare
Dans ce dédale abscons. Qu’importe ! L’essentiel
Est de barrer l’entrée du triste boulevard

Aux rares pèlerins qui voudraient se risquer
Au second, au pouvoir et aux folies guerrières.
L’antichambre est gardée de zélés mercenaires
Et l’on entend la nuit les serpents se glisser
Entre les flots luisants des rares réverbères.

On dit que c’est là-haut que l'âme se révèle
Et qu’ils furent nombreux à s'égarer dans l’ombre
Pour avoir recherché l’aurichalque du miel
Dans le reflet cireux des frêles asphodèles
Et l'éclat des palais dans de pâles décombres.

Les sorciers au coeur noir, c’est ainsi qu’on les nomme,
Se terrent loin d’eux même, évitant les étangs,
Car l’eau glacée leur lance : « Ô toi qui fus un homme,
Toi qui pense être roi et avoir conquis Rome,
Vois ce qu’ont fait de toi hydre et léviathan !

Ce sont eux les vainqueurs que ta haine nourrit,
Nichant dans ses doigts secs les oeufs brouillés du drame.
Trône tant qu’il est temps sur ton tas de débris,
Ô prince d’un palais où couve l’incendie :
Qui attise le feu n’obtiendra que des flammes !

Vois, les rats de tous poils que tu as élevés
Sortent de leurs égouts les yeux rouges de rage,
Et pendant que tu ris des hiboux et des mages,
Croyant être à l’abri derrière un mur d’acier,
La peste se répand et inonde la cave.

Aussi profite bien de tes chambres sans air !
Resserre ton étau sur les peuplades mûres
Pour la masse et la presse et jette à tes cerbères
Quelques pépins juteux, qu’ils aient faim d’autres guerres
Sans que leur désespoir ne piste tes blessures.

Verse le prix du sang et l'éther sur la braise,
Lance les boomerangs aux ouragans féroces,
Scie ta branche, insensé, souffle sur la fournaise,
Cloisonne pour régner, lézarde, écrase et biaise !
Crois-tu que l'Essentiel s’achète avec un os ?

Un jour un citron vert mordra tes plaies fragiles,
L’acide vérité aux lames innombrables
Plongera dans ton coeur mesquin, froid et futile,
Et tu te souviendras qu’aussi cruel fut-il,
Nul n’a jamais été plus malin que le diable ! »

11. Ô déesse meurtrie

Ô déesse meurtrie, sauvage Liberté,

Pourquoi les laisses-tu te vendre comme esclave ?
Leurs pièges enfantins n’ont pas pu te leurrer !

Tu subis, outragée, leurs odieux coups d'étrave,
Mille fois violée devant ta garde autruche

Qui t’a prostituée dans sa folle inconscience,
Bradée au prix plancher des poupées en peluche.

Et ces usurpateurs qui poussent l’indécence
Jusqu'à voiler l’horreur de leurs crimes barbares

Sous la sagesse en pleur de ta robe éventrée,
Et ton peuple en sursis qui feint de ne rien voir !

Dix deniers aux félons et te voilà livrée
A l’appétit sanglant des soudards de la foi.

Déjà, le ver fleurit entre les épis mûrs
Qui sèmeront demain les nouveaux champs de croix.

Le solstice d’hiver justifiera l’armure
Qui vomira la mort au nom de la colombe

A l’heure où les puissants se feront politesse
En discutant du cours de l’or et de la tombe :

Les mouchoirs parfumés sur les nez des altesses
Ont de tout temps masqué le dépit des cadavres.

Eux, ils prendront le thé à l’abri des tueries,
Ennemis fraternels refugiés dans leur havre

Pendant que leurs armées d’assassins en furie
Leur offriront le monde en braves petits chiens.

Ignoble marchandage, à combien la victime ?
Et ta peau labourée, ma déesse, à combien ?

Combien en coûte-t-il d’assister au sublime
Spectacle du poignard s’enfonçant dans ta chair ?

Combien pour les Vertus bafouées de ta fille
Surprise dans le dos par l’ombre des rapières ?

Combien pour les Vertus de la Démocratie
Dont la cuisse en lambeau sanglote de frayeur ?

Les traîtres l’ont droguée, regarde, elle s’endort
Sur un tapis de cendre annonçant le malheur.

Les tyrans du passé aux rictus de phosphore
Sortent de leurs tombeaux aider leurs descendants,

La haine pond ses oeufs dans le nid de l’amour,
L’augure à l’oeil dément marmonne entre ses dents :

« Les temps ne sont plus loin où, au pas des tambours,
Le triomphe des chars charriera ses charniers !

Ce sera à nouveau le règne des crapules
Et du culte exigeant de dame Cruauté.

Le sacrifice humain répandra ses pustules,
La loi sera de jungle et ses mains monstrueuses

Se soûleront sans fin des tortures bestiales
Et du vin transparent des âmes ambitieuses.

L’exécution sommaire, en sa pitié filiale,
Asservira les serfs par la terreur du glaive

Au seigneur du hameau, tribun de sa tribu,
Qui connaît bien le poids d’une épée que l’on lève.

Ce sera à nouveau le règne de l’obus,
Du châtiment clanique et du négoce obscène !

Déesse, aie pitié d’eux qui débitent ta jupe :
Lorsqu’ils tranchent ta jambe et l’exhibent sur scène,

C’est leur branche qu’ils scient dans ce marché de dupes.
Ils se verront bientôt lapidés eux aussi,

Empoisonnés sans doute ou saignés lentement
Ou foudroyés au lit par leurs anciens amis. »

Ainsi parla l’augure au timbre chevrotant.

12. Fumerolles

Il faut voir la vanité gorgée de panache
Lècher la flatterie, cette sauce qui tache
De ses creuses caresses ;
Et l’arrogant orgueil écraser d’un pas lourd
Les champs de fleurs sans voir, de son regard balourd,
Sa plus belle richesse.

Sentir le bras hagard de la puissance obscure
Aiguiser son tranchant, renforcer son armure
Au puit de la misère
Tandis que revêtu du blanc pur d’une vierge
Son maître frénétique idolâtre des cierges
Qui brûlent sans lumière.

Admirer la main droite de l’hypocrisie
Aux reflets hypnotiques engourdissant nos vies
De leur étrange charme
Alors que la main gauche aiguise son couteau
Voilé dans les replis de son lâche manteau
Imperméable aux larmes.

Essayons de saisir l’argent aux biais fluides ;
Ses rivières, filles fuyant le sol aride
Des doigts frêles ou tremblants
Mais qui se jettent, guillerettes, dans les draps
Des fleuves verdâtres qui couvent dans leurs bras
Le crime bouillonant.

Lisons ces journaux aux canines aiguisées
Où regorgent les victimes vampirisées
Etalées à la une.
Notons ce qui est dit, comptons les cimetières !
Qu’ils se nourissent de ce qu’ils ont recouvert
Du sable des lacunes.

Ecoutons au hasard les barons fades et blêmes,
Multiples étendards du même diadème
Qui leur souffle tout bas~:
" Promettez et bradez à découvert le pain
Jusqu'à ce que les mirages de votre entrain
Leur gave l’estomac.''

Ne nous détournons pas de l’amère fragrance
Défigurant de sa monstrueuse indécence
Les beautés qu’elle vend.
L’enfant, le sein, le coeur : tout est question de prix.
Les corps déchiquetés s’enfoncent dans la nuit,
Les âmes dans le vent.

N’occultons pas la fine poudre artificielle
Flocons de l’enfer qui déchirent la cervelle
Lorsqu’ils fondent en verglas ;
Ni la seringue qui garotte la raison,
Exigeant tout : honte, démence, soumission
De l'épave et du glas.

Regardons sans sciller les plateaux inclinés
Des balances gémir sous le plomb parfumé
D’essences théatrales
Masquant l’odeur du sang dans les labyrinthiques
Arcanes rigides des grimoires magiques
Esclaves du scandale.

Terminons par ces temples aux atours de dentelle
Abritant des démons avides et cruels
Repus d’hémoglobine.
Assis dans le fauteuil moltonné du pouvoir
Ils enchaînent le vent, étranglent la mémoire
De leurs griffes mesquines.

Puis sortons prendre l’air loin de ces fumigènes
Boursouflés de cendres sulfureuses et malsaines
Qu’exhalent les cratères
Profonds de l’inconscient aux versants opposés
Que nos enfances éparses ont partout modelé
Et sculpté dans la pierre.

13. Démocratie

Démocratie, prends garde
Tes colonnes grincent sous le poids de tes lois
Ton fade pouvoir n’est plus qu’une immense farde
Grignoté par de meutes de rats aux abois

Démocratie, tu dors
D’un sommeil abruti peuplé d’un clown hilare
Tandis que sous ta peau la vermine dévore
Tes restes de grandeur étouffés dans le noir

Démocratie, regardes :
Tu marches sur le sable d’un désert stérile
Enlève de tes yeux ces mains qui se lézardent
Est-il déjà trop tard pour tes larmes fertiles ?

Démocratie, descend
De ce trône clinquant rongé par les porteurs
Tu n’es plus qu’un outil dans les mains des puissants
Imbibée de drogue pour noyer ta rancoeur

Démocratie, tu croules
Comme ces vieux châteaux jadis fiers et puissants
Mais qui s’effondrèrent au premier coup de houle
Sur les labyrinthes des complots malfaisants

Démocratie, tu craques
A chaque coup porté par ton enfant maudit :
L’embryon glouton d’un Empire bureaucrate
Lui-même condamné par sa lourde inertie

Démocratie, tu cries
Mais c’est sans espoir ta chambre est capitonnée
Les partis et les clans te cernent de leur grille
Et d’ici nul n’entend ton râle d’assiégée

Démocratie, tu meurs
J’espère que, telle l’oiseau de la légende,
Afin de nous éviter des siècles d’horreur
Tu renaîtras, ardente et belle, de tes cendres

14. La violence

Elle est là, invisible, à l’abri dans son antre,
Ses griffes effilées calfeutrées sous son ventre.

Au dehors, c’est la joie.
Dans l’air un doux murmure
Berce au son des hautbois
Les frivoles ramures.
La nature est heureuse,
Le pinson est le roi !
Les chansons mélodieuses
Couvrent sa grave voix.

Elle est là, invisible, à l’abri dans son antre,
Ses griffes effilées calfeutrées sous son ventre.

Son puissant maître lui a dit :
" L’heure s’en vient de la pénombre,
" Ce monde est vieux, est en sursis :
" Tu peux creuser. Creuse sa tombe !
" Répands partout tes tentacules,
" Tes germes et tes mandibules,
" Et ces fleurs, fruits du crépuscule,
" Dont on ne distingue que l’ombre.''

Elle est là, elle creuse, à l’affût dans son antre,
Ses griffes effilées grattant la terre tendre.

" Sème au vent clair tes parasites,
" Ici le limon noir est riche
" En égoïsme, en haine en friche
" Dont le vert phosphore crépite.
" Qu’ils s’incrustent partout,
" Entre clans, entre époux,
" Des palais aux égoûts
" Jusqu’aux anciens murs qui s’effritent.''

Elle est là, elle creuse, à l’affût dans son antre,
Ses griffes effilées grattant la terre tendre.

Les flancs de sa prison
Remuent sous la pression
Du sulfureux poison
De son haleine épaisse.
Soudain, le feu l’embrase,
Telle une rouge vase,
La lave avance et rase,
L’animal se dépèce.

Seule vie sur les lieux de la plaine détruite,
Deux timides pépins d’albâtre et d’hématite.

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Auteur: chimay

Created: 2023-08-23 mer 11:05

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